
– Tu es le genre de garçon que je recherche. Lâagence tâa bien choisi. Si tu fais exactement ce que je dis, je vais prendre mon pied.
– Tant mieux ! affirmĂ©-je en me fendant dâun sourire candide. Quâest-ce que je dois faire ?
– Mon trip, câest dâattacher les mecs. Tu lâas dĂ©jĂ fait ? demande-t-il sans me rendre mon sourire.
– Me faire attacher ? Euh oui, ça mâest arrivĂ©, rĂ©ponds-je Ă©vasivement.
– Pendant que tu seras attachĂ©, je pourrai te faire tout ce que je veux. Je te prĂ©viens, ça peut aller loin. Enfin, ça en vaut la peine, je pense. »
Il vient de faire trĂšs directement allusion Ă lâargent quâil va me donner. La suite est aussi luxueuse et aussi spacieuse que lâon pouvait sây attendre. Malheureusement, je ne vais pas en apercevoir beaucoup plus que durant ces quelques pas. Des compositions florales blanches sont disposĂ©es un peu partout. Elles ne me sont pas destinĂ©es, mĂȘme si je suis Ă©mu par leur dĂ©licatesse et enivrĂ© par leur parfum dĂ©licat.
La suite sent le jasmin et le muguet en mĂȘme temps, sacrĂ© ciel que cela me met en joie, jâaffectionne les odeurs, je trouve quâelles sont nos cachettes parfaites pour sâĂ©vaporer. Je vous assure, concentrez-vous un jour sur une odeur que vous aimez par-dessus tout, quâĂ un moment donnĂ© vous ressentez⊠comme par magie le monde entier se dĂ©voilera sous vos pieds, pour que vous ne puissiez que penser Ă cette fabuleuse crĂ©ation olfactive, faite pour votre nez.
Les Ă©manations de ces bouquets mâont fait disparaitre au moins dix minutes, car je me retrouve dans une salle de bain en marbre, dĂ©barrassĂ© de ma veste et un peu grisĂ© au champagne. Elle est splendide, elle brille de toutes les maniĂšres dont des textures puissent le faire, magnifique et chirurgicale en mĂȘme temps, aucun objet de travers. Tout est blanc, tout est vierge, tout est ⊠Vais-je mourir ?
De la suite pleine de mystĂšres, aux mille recoins extraordinaires, je devrai me contenter dâun mur au pavage blanc et froid. Nous sommes dans la salle de bain, et je dois assimiler les informations comme elles me viennent, sans sourciller, sans avoir lâair dĂ©goĂ»tĂ©, pour ne pas offenser mon client. Sans prendre mes jambes Ă mon cou, mĂȘme si mon instinct, mon corps tout entier me hurlent de le faire, tout de suite. Un radiateur de fonte ouvragĂ© est posĂ© lĂ , majestueusement. On y a passĂ© une chaĂźne et des menottes.
– DĂ©shabille-toi ! ordonne-t-il. Tu enlĂšves tout, sauf ton slip.
– Je porte un boxer.
– Ferme-la ! aboie-t-il. Ăa ne mâintĂ©resse pas. »
Je suis presque Ă sa merci et son fantasme est sur le point de se rĂ©aliser. Alors il perd les pĂ©dales. Il est surexcitĂ©. JâĂŽte mes vĂȘtements et les laisse choir oĂč je suis, nâosant pas demander plus dâinstructions. Je pose mon tĂ©lĂ©phone au sommet de la pile. Il sâempare du tout et les mets dans la baignoire, le long du mur dâen face, câest-Ă -dire hors de portĂ©e. Puis il revient vers moi, me saisit rudement un poignet aprĂšs lâautre, et me passe les bracelets. Quand le deuxiĂšme se referme, avec un son mĂ©tallique, mon destin est scellĂ©. Il tombe enfin le masque, et sourit pour la premiĂšre fois. Ce rictus le fait plutĂŽt ressembler au bourreau quâau prince charmant. Quant Ă ses yeux vagues et inexpressifs, ils se sont embrasĂ©s dâun Ă©clat qui nâest pas celui de la malveillance, mais plutĂŽt celui de la colĂšre. Il a besoin de dĂ©verser la rage quâil a dans les tripes. Il me fait une derniĂšre confidence.
« Jâai retenu la chambre pour quarante-huit heures. Tu seras Ă moi tout ce temps. Jâai demandĂ© Ă ce que personne ne nous dĂ©range. Le personnel ne viendra pas frapper Ă la porte. Ton agence ne tĂ©lĂ©phonera pas pour savoir comment ça se passe. Quarante-huit heures. AprĂšs ça, je te donnerai ton fric. »
Et puis il se tait, parce que les mots sont devenus inutiles. Je nâai quâune seconde pour prendre la mesure de lâĂ©norme erreur que jâai commise en acceptant de venir ici. Ensuite, je prends une Ă©norme gifle qui mâĂ©tourdis plus quâelle ne me fait souffrir. Je tĂąche tant bien que mal de rester debout. Un sifflement aigu persiste dans mon oreille. Ma vaine rĂ©sistance semble dĂ©cupler sa fureur. Il serre le poing et me lâenvoie dans lâestomac. Je me plie en deux. Jâai lâimpression que je vais vomir. Une pluie de coups se dĂ©verse sur mes omoplates, qui ne cesse que lorsque je suis Ă©tendu sur le sol, le visage en partie cachĂ© derriĂšre mes avant-bras, car mes poignets sont maintenus en lâair par les menottes. Dans mon champ de vision Ă©troit, je vois mon agresseur me dominer de toute sa hauteur. Il halĂšte Ă cause de lâeffort intense quâil vient de mettre dans cette correction. Il retire minutieusement de son pantalon les pans de sa chemise, la dĂ©boutonne et la jette sur le sol. Il garde le reste. Il a besoin de ses chaussures pour me donner des coups de talon entre les cĂŽtes. Jâai de plus en plus de mal Ă respirer. Des glaires ou du sang, peut-ĂȘtre un mĂ©lange des deux, sâaccumulent dans mes bronches et les obstruent peu Ă peu. Lorsquâil est fatiguĂ©, il fait une nouvelle pause. Il quitte la piĂšce quelques instants. Il va dans celle dâĂ cĂŽtĂ©, et revient avec une petite bouteille dâeau en plastique. Il la vide presque dâun trait. Il verse le restant sur mon visage et sâagenouille prĂšs de ma tĂȘte. Dâune main, il attrape la chaĂźne, et de lâautre, il me saisit par la nuque. Jâai lâimpression quâil pourrait la briser en resserrant son Ă©treinte.
« Ne tâendors pas, chuchote-t-il. Allez, relĂšve-toi ! »
Il me met debout et me penche sur le radiateur glacĂ©. Je prends un coup de poing dans lâoreille qui mâassourdit complĂštement. Puis il dĂ©chire mon boxer en se servant de ses deux mains. Je sens sa salive me couler entre les fesses. Ensuite, il entre en moi, le plus profondĂ©ment quâil peut. Sa verge est Ă©norme, elle me dĂ©chire, jâen ai le souffle coupĂ©. Son avant-bras est plaquĂ© contre ma nuque, jâai le visage Ă©crasĂ© contre le mur. Il donne un premier coup de rein. Sa prise semble assurĂ©e, alors il recommence, il me ravage encore et encore, sans aucun mĂ©nagement. Il se retire aussi vivement quâil est entrĂ©, jâai lâimpression quâun feu me dĂ©vore de lâintĂ©rieur. Alors les coups pleuvent Ă nouveau, comme sâil voulait me punir dâavoir Ă©veillĂ© son dĂ©sir. Je suis de nouveau allongĂ© sur le sol. Le choc suivant paraĂźt lointain, Ă©touffĂ©, comme si on avait donnĂ© un coup de pioche dans la neige. Je ressens davantage le sol froid contre mon dos que toute la violence qui sâabat sur moi. Câest comme si jâĂ©tais en train de quitter mon corps. Je vais mourir, de toute maniĂšre, pensĂ©-je. Inutile de lutter plus longtemps. Je nâai quâĂ me rĂ©fugier au plus profond de moi-mĂȘme, comme jâai appris Ă le faire dans mon enfance.
Mon enfance. Je nâavais pas forcĂ©ment envie de la laisser ressurgir en un moment pareil. Trop tard, les vannes sont ouvertes. Les souvenirs les plus sombres, ceux qui dorment dans la vase, en profitent pour remonter Ă la surface. Je suis en trop piteux Ă©tat pour les refouler. Alors ils se mettent Ă tourner autour de moi, frĂŽlant mon esprit de plus en plus prĂšs, lâentraĂźnant dans une sarabande de cauchemar. Mon tortionnaire se penche sur moi. Son visage est de plus en plus prĂšs du mien, et pourtant, plus il se rapproche et plus il est flou. Quelque chose voile un instant la lumiĂšre du plafonnier. Une fois que lâombre est passĂ©e, le visage surgit avec une nettetĂ© irrĂ©elle. Ce nâest plus mon client mais mon pĂšre. Ses lĂšvres bougent sans produire le moindre son. NĂ©anmoins, la sĂ©vĂ©ritĂ© de ses traits ne laisse aucune place au doute, il est en train de me reprocher vertement mes actes. MĂȘme inaudibles, ses paroles sont si rudes quâelles me lardent comme des coups de fouet. Puis le souvenir sâabĂźme et meurt. Jâai dĂ» fermer brusquement les yeux, ce qui a abjurĂ© lâapparition. En fait, le client vient de me cracher en pleine figure. Sa salive me brĂ»le la rĂ©tine. Il me tient par la mĂąchoire et me frotte le visage avec une serviette, me donne plusieurs coups au visage, dont le dernier me fend la lĂšvre infĂ©rieure. Un voile sanglant recouvre peu Ă peu ma langue. Je goĂ»te sa saveur mĂ©tallique, dans laquelle surgissent par touches fugaces des notes sucrĂ©es. Ăa nâest pas si dĂ©sagrĂ©able. Mon sang est mĂȘme plutĂŽt bon. Tout de mĂȘme, est-ce quâil nâest pas un peu trop sucrĂ© ? Cela provient-il de mon alimentation, qui fait trop la part belle aux crĂšmes glacĂ©es, ou est-ce que le sang a toujours ce goĂ»t-lĂ ? Mais quâest-ce que je raconte ?! Je suis en train de me faire massacrer et je suis complĂštement parti dans un dĂ©lire sur le goĂ»t de mon sang. Je vais bientĂŽt craquer. Une Ă©niĂšme gifle me ramĂšne Ă la raison. Il veut que je regarde Ă nouveau.
Mais mes paupiĂšres sont si lourdes.
PĂ©niblement, je les entrouvre. Je suis rĂ©signĂ© Ă endurer un nouveau supplice. Son sexe volumineux est dressĂ© juste devant moi, ses veines sont saillantes, il palpite. Il nâattendait quâun soubresaut de conscience pour pouvoir me jaillir en pleine face, comme sâil voulait me coller une balle entre les deux yeux. Je suis aveuglĂ© Ă nouveau. Lâhumeur salĂ©e et visqueuse me rentre dans le nez, dans la bouche. Je hoquette car mes narines dĂ©jĂ pleines de sang ne me permettent plus de respirer, et jâai du foutre au goĂ»t infect plein la gorge. Lui veut que je lâavale Ă tout prix. Il me saisit Ă la gorge et commence Ă serrer de toutes ses forces, peut-ĂȘtre pour que je dĂ©glutisse. Je crois quâil pousse un hurlement de rage, mĂȘme si tout ce que je peux percevoir est un vague sifflement, au milieu du tumulte de mes acouphĂšnes.
Nous y sommes, il a dĂ©cidĂ© de me tuer. Sa poigne est de plus en plus implacable, ma trachĂ©e est tordue, sans quâun souffle dâair puisse la franchir. La sensation du carrelage contre mes cĂŽtes sâĂ©vanouit, car il vient de me soulever de terre. Il me tient Ă bout de bras. Jâai lâimpression dâĂȘtre pendu Ă un croc Ă viande. Ma conscience vacille. Je ne sens plus rien, Ă part la pression dans ma tĂȘte qui pousse contre mes tympans. Jâai lâimpression quâun halo indigo sâouvre dans les tĂ©nĂšbres de ma perception, quâil sâĂ©tend Ă tout et Ă toute chose. Mon cerveau nâest plus oxygĂ©nĂ©. Je fais une syncope.
Il aurait mieux valu pour moi que jây reste. Je reviens Ă moi quelque temps plus tard. Je suis peut-ĂȘtre restĂ© inconscient une heure, ou peut-ĂȘtre douze. Je ne sais pas sâil fait jour ou nuit. Si mon corps tout entier est douleur, lâacmĂ© se situe contre le sol dur, sur lequel jâai trop longtemps reposĂ©. Une pluie fine me cingle le visage et je grelotte de froid. OĂč est-ce que jâai Ă©tĂ© transportĂ© ? Jâesquisse un mouvement qui me fait prendre conscience de la morsure cruelle des menottes, lorsque le sang afflue Ă nouveau dans mes poignets. En rĂ©alitĂ©, je suis toujours au mĂȘme endroit. Mon client nâen a pas fini avec moi, il est en train de me pisser dessus.
« Je te préviens, ça ne fait que commencer. »
Mon cĆur se contracte violemment, douloureusement. Ce sont les premiers mots que jâentends depuis des heures. Ce nâest pas tant la menace sous-jacente qui me terrifie, plutĂŽt la voix qui les a prononcĂ©s. Celle de mon pĂšre. Le coup de sang me ramĂšne Ă la pleine conscience. Je suis presque soulagĂ© quand je comprends que je suis toujours incapable dâentendre. Mon esprit continue Ă me jouer des tours. Jâessaye dâarrĂȘter le jet de pisse en enfouissant mon visage contre mon Ă©paule. DĂšs que je la touche, jâai un spasme violent. Je dois avoir la figure en bouillie. Tellement tumĂ©fiĂ©e quâun simple contact me donne lâimpression que lâon me broie les os.
Je prends un seau dâeau glacĂ© sur la tĂȘte. Le client nâa pas envie de sâamuser avec un jouet souillĂ© dâurine. Il me donne encore deux ou trois coups de pied pour sâassurer que jâai toute son attention. Câest maintenant que les choses sĂ©rieuses commencent.
Il y a des invitĂ©s. Je ne distingue pas combien ils sont. Je vois surtout des ombres mouvantes qui coulent les unes derriĂšre les autres, aucune nâosant approcher trop prĂšs. Ils sont comme des requins, excitĂ©s par lâodeur du sang. Si le client me malmĂšne encore un peu, ils se dĂ©barrasseront de leur timiditĂ© et fondront sur moi tous Ă la fois. Je sais exactement comment ce genre dâindividu se comporte. Car hĂ©las, jâai dĂ©jĂ Ă©tĂ© le passe-temps de gens fortunĂ©s pour la soirĂ©e. Certains sont venus en pensant juste regarder. Parfois pour encourager, pour inciter Ă me faire mal. Mais au final, aucun nâest meilleur ou pire que les autres. Lâeffet de meute les rend capables de nâimporte quoi.
Dâailleurs le pire ne tarde pas Ă se produire. Dans une lapidation, la premiĂšre pierre met toujours un peu de temps Ă partir. Ensuite, câest une grĂȘle ininterrompue. AprĂšs quelques bousculades, je suis rouĂ© de coups. Jâai des Ă©clairs de luciditĂ© qui me permettent de distinguer le buste de plusieurs charognards penchĂ©s sur moi. Jâai lâimpression que mon pĂšre se tient parmi les bourreaux, mĂȘme si lâampoule Ă©lectrique qui brille juste derriĂšre son crĂąne mâempĂȘche de le regarder bien en face. Certains me la mettent Ă quatre pattes, pour ne pas voir ma sale gueule dĂ©molie, ou pour me tenir par les cheveux. Dâautres prĂ©fĂšrent rentrer par devant, en me collant les genoux sur la poitrine, pour bien me faire comprendre qui est le patron. Je ne sens mĂȘme pas leurs bites qui vont et qui viennent en moi, malgrĂ© toute leur sauvagerie. Ils ont dĂ» me droguer. Ou alors je suis tellement abruti de coups de poing que je suis au-delĂ de ce genre de sensations.
Je ne me remettrai jamais dâun tel saccage. Je me sens tellement sale que jâai envie de mourir, de mâĂ©vaporer lĂ tout de suite, dâĂȘtre rayĂ© de la surface de la Terre. MĂȘme sâils finissaient par se calmer, quâils nĂ©gligeaient de mâachever. MĂȘme si je recevais les soins appropriĂ©s. Comment vivre aprĂšs ça ?
Jâen viens Ă regretter de ne pas ĂȘtre une prostituĂ©e. Une pute, tu lui donnes son fric, tu la baises vite fait, parce que le temps additionnel est surfacturĂ©, et ensuite elle retourne sur le trottoir. Ce que je fais en tant quâescort, ça nâest pas plus glamour, loin de lĂ . Parce que des types tordus paient cher, ils nâont aucune limite. Ni en temps, ni en mĆurs. Ce sont des bĂȘtes sauvages.
Tout Ă lâheure, je suis presque parvenu Ă quitter mon corps. Il faut Ă tout prix que je rĂ©ussisse. Pas pour m’Ă©loigner, le temps que lâorage passe. Cette fois, je nâai pas envie de revenir. Je veux me dissoudre dans lâinfini. En attendant, il faut que je rampe dans ce tunnel secret, enfoui trĂšs loin en moi. Je suis Ă©puisĂ© et jâai froid, mais câest le seul moyen de mâen sortir. Avec lâĂ©nergie du dĂ©sespoir, je me hisse sur mes coudes et parcours les derniers mĂštres Ă toute vitesse. Quand je parviens prĂšs de lâextrĂ©mitĂ©, je commence Ă entendre la musique. Oh, câest pas vrai, câest elle ! Je reconnais immĂ©diatement le sample de Crazy in Love. Jâen ai des frissons. Je soulĂšve une grille dâĂ©gout pour gagner enfin la surface. Il y a beaucoup de monde autour de moi, tellement que tous ne parviennent pas Ă tenir sur le tapis rouge. En tout cas, câest mon anniversaire et les invitĂ©s me laissent volontiers leur place pour que je puisse me tenir bien au centre. On me tend un plateau dâargent sur lequel reposent une coupe de champagne et une paire de minuscules ciseaux dâor. Lorsque jâaurai enfin coupĂ© le ruban de soie pourpre, la fĂȘte pourra battre son plein. Je ne veux pas les faire trop attendre. Dâun coup de ciseaux assurĂ©, je dĂ©clare la cĂ©rĂ©monie ouverte ! Tout le monde applaudit et une nuĂ©e de confettis argentĂ©s jaillit en lâair comme une envolĂ©e de papillons. Une limousine blanche roule silencieusement le long du tapis rouge. Elle sâarrĂȘte Ă quelques mĂštres de moi, juste devant une horde de paparazzi hystĂ©riques. Tous les invitĂ©s ont les yeux rivĂ©s sur la portiĂšre quâun voiturier en livrĂ©e vient dâouvrir. Elle lance hors de la limousine ses jambes dĂ©mesurĂ©es, que suivent ses hanches puis son buste recouvert dâune fourrure Ă pompons. BeyoncĂ© vient dâarriver. Les flashs crĂ©pitent, les paparazzi veulent tous capter son regard dans lâobjectif. HĂ©las pour eux, câest Ă moi quâelle le rĂ©serve. De la pointe de son ongle incarnat, elle abaisse subrepticement ses lunettes noires et mâadresse un clin dâĆil furtif, par-dessus les tĂȘtes des invitĂ©s mĂ©dusĂ©s. Elle fend la foule et grimpe les quelques marches qui la mĂšneront Ă la scĂšne sur laquelle elle chantera ce soir. De mon cĂŽtĂ©, je dois abandonner les conversations polies que jâai engagĂ©es avec mes voisins, car je ne voudrais pour rien au monde rater les premiers gimmicks. Jâassisterai au concert depuis ma loge privĂ©e, avec son balcon ornĂ© de feuilles dâacanthe dorĂ©es.
Que je suis bien dans mon rĂȘve. Je nâai plus mal. Il me procure un bonheur tellement immense que jâen arrive Ă le confondre avec la rĂ©alitĂ©. Et sâil suffisait que lâon me brise la nuque pour que je reste ici Ă jamais, eh bien, je nâhĂ©siterais pas une seule seconde. Ă mesure que je me focalise sur cette pensĂ©e, tout devient de plus en plus flou autour de moi. Les hommes en smoking deviennent des masques anonymes portĂ©s par des ombres mouvantes, les femmes en robe de soirĂ©e ne sont plus que les pages glacĂ©es dâanciens numĂ©ros de Vogue, feuilletĂ©es Ă toute vitesse par mon esprit. Un rĂȘve cesse dâexister dĂšs lâinstant oĂč lâon en prend conscience ; jâaurai beau essayer de retenir de toutes mes forces les pans dĂ©chirĂ©s de la trame qui le compose, il continuera de sâeffilocher jusquâĂ ne laisser quâun souvenir incertain, qui ne survit lui-mĂȘme que rarement au rĂ©veil.
Ă moins queâŠ
Pourquoi me suis-je donnĂ© la peine dâimaginer tout ça ? Le tapis rouge, les invitĂ©s prestigieux, la limousine ? Ne suis-je pas en train de caresser lâespoir un peu fou quâun jour, je pourrai goĂ»ter Ă ces choses dans ma vie rĂ©elle ? Est-ce que je tiens un peu Ă cette vie, en fin de compte ? Calme-toi. Respire. Lâimmense souffrance que jâai accumulĂ©e cette nuit, et pas seulement, toutes les dĂ©ceptions qui ont jalonnĂ© ma vie, viennent de heurter frontalement lâEspoir, aurĂ©olĂ© de sa douce lumiĂšre. En admettant que la roue tourne pour chacun, alors je suis Ă peu prĂšs certain que je coulerai le restant de mes jours dans le bonheur absolu. Et encore ce schĂ©ma est bien trop centrĂ© sur moi-mĂȘme pour devenir de lâĂ©nergie positive. Pour atteindre la plĂ©nitude, je dois vivre pour moi et pour les autres. Je ne suis pas seul. Jâai des amis dehors, avec qui faire la fĂȘte, refaire le monde et mâengueuler. Des amis pour qui je serai toujours le roi des soirĂ©es, profus dans la gĂ©nĂ©rositĂ© comme dans les dĂ©lires.
Je ne suis pas seul. Je dois continuer dâavancer vers mon but, et pour ça il faut vivre encore un peu. OĂč en est la situation, avec ce client cauchemardesque ? Je reviens douloureusement Ă mes sens. Ma peau est glacĂ©e, gluante, recouverte de griffures et dâecchymoses. Apparemment, tout le monde est reparti, Ă lâexception de lâhomme qui a payĂ© pour moi. Sa main gauche est appuyĂ©e contre le mur. De lâautre, il me tient fermement par la hanche. Il est en train de mâenculer Ă grands coups de rein, et pousse Ă chaque assaut un cri de rage qui se mue en essoufflement. Chaque fois quâil tape au fond, il me dĂ©chire, je souffre terriblement et je sens quâun jet de bile menace de jaillir de ma gorge. Cependant, je sens aussi quâil se fatigue. Je me dis que sâil continue, câest uniquement parce quâil a demandĂ© Ă mâavoir quarante-huit heures, et quâil enrage de ne pas tenir la distance. Il a peut-ĂȘtre eu les yeux un peu plus gros que le ventre.
Puisque je nâai guĂšre bronchĂ© jusquâĂ prĂ©sent, il nâa pas jugĂ© nĂ©cessaire de me bĂąillonner. Alors je vais lui dĂ©sobĂ©ir. Je vais me mettre Ă parler. Câest Ă©trange dâentendre Ă nouveau ma propre voix, aprĂšs avoir endurĂ© autant de sĂ©vices dans le mutisme le plus complet. Elle a un peu de mal Ă sortir. Non seulement parce que ma mĂąchoire est en miettes, mais aussi parce que jâai lâimpression de nĂ©gocier mon Ăąme avec un dĂ©mon. Si je suis suffisamment convainquant, peut-ĂȘtre me laissera-t-il partir ? Par contre, si je le vexe, si je le braque, sâil se sent humiliĂ©, il risque de redoubler de vĂ©hĂ©mence et de me tuer pour de bon. Je me lance :
– Il va falloir que je mâen aille, murmurĂ©-je timidement. Jâai dit, il est temps de mâen aller, indiquĂ©-je un peu plus fort.
– Quoi ? Quâest-ce que tu dis ? demande-t-il incrĂ©dule, feignant de nâavoir pas compris.
– Il va falloir que je mâen aille, affirmĂ©-je rĂ©solument. Ăa fait un moment que je suis ici avec vous. »
Il suspend ses pĂ©nibles va-et-vient. Impossible pour lui dâavoir une conversation et de me besogner en mĂȘme temps. Il se retire et pousse ma hanche pour que je me retourne. Je remarque que sa queue est Ă moitiĂ© molle.
« Ăa fait peut-ĂȘtre un moment, finit-il par rĂ©pondre, mais ça ne fait pas quarante-huit heures. »
Il jette un Ćil Ă sa montre-bracelet. Je ne sens aucune trace dâagressivitĂ© dans sa voix. Juste une certaine dĂ©fiance teintĂ©e de lassitude. Puisquâil nâa plus lâair aussi sĂ»r de lui, je me permets dâinsister :
– Je pense quâon a fait le tour de la question, expliquĂ©-je Ă travers le masque boursoufflĂ© qui me sert de visage. Câest clair quâon ne sâamuse plus comme au dĂ©but.
– Quoi ? Tu oses me dire que⊠? sâoffusque-t-il dans un sursaut dâorgueil.
– Non, non, je veux dire, câĂ©tait gĂ©nial ! En mĂȘme temps, cela fait des heures et des heures que vous assurez comme une bĂȘte, le flattĂ©-je. Câest normal dâĂȘtre fatiguĂ©, au bout dâun moment.
– Câest vrai que jâai assurĂ©, reconsidĂšre-t-il. Et puis quâest-ce que ça peut foutre, si jâai payĂ© quarante-huit heures ? Lâargent, ça nâest rien pour moi ! rugit-il en se frappant la poitrine.
Il est dĂ©jĂ en train de tourner les talons et de quitter la salle de bain. Comme sâil Ă©tait soulagĂ©. Jâai lâimpression dâavoir trouvĂ© lâexcuse quâil cherchait dĂ©sespĂ©rĂ©ment depuis un moment. Il revient une minute plus tard, passablement dĂ©braillĂ© mais assez habillĂ© pour traverser le couloir de lâhĂŽtel. Il me balance un monologue dont le ton condescendant ne souffre aucune rĂ©ponse.
« Au fait, toi aussi tu as assurĂ©. Tu as bien encaissĂ©, dĂšs le dĂ©but. JâĂ©tais excitĂ© par ta fragilitĂ©, et encore plus parce que tu nâas versĂ© aucune larme. Tu as mĂ©ritĂ© ton fric. Jâai pris une autre chambre pour me rafraĂźchir. Je ne reste pas ici, ça pue trop. Ils viennent faire le mĂ©nage dans huit heures. Tu peux garder la chambre jusque-lĂ , ou dormir un peu. Bref Ă la prochaine. »
Il pose sur le radiateur une grosse enveloppe en kraft froissĂ©e. Je ne dis rien, je sens quâil nâa plus envie dâentendre le son de ma voix. Il mâa dĂ©jĂ jetĂ© aprĂšs usage. Je sais bien ce quâelle contient, de toute façon. Une liasse de billets totalisant quatre mille euros, et la clef de mes menottes. Il ne sâabaisserait jamais Ă me les ĂŽter lui-mĂȘme â cela ne fait pas partie de son fantasme, dâailleurs celui-ci a cessĂ© dĂšs que je me suis permis dâintervenir. Il a posĂ© lâenveloppe, peut-ĂȘtre sciemment, sur une coulure sanglante en partie sĂ©chĂ©e, qui a imbibĂ© le papier. Jâattends simplement dâentendre claquer la porte. Je soupire par avance Ă lâidĂ©e de vider lâenveloppe de son contenu et des douloureux efforts que cela va me demander. Mes mains tremblent tellement que je ne peux produire aucun mouvement prĂ©cis. Ă cause de ces menottes, je dois me contorsionner, un vĂ©ritable supplice aprĂšs tous les coups que jâai pris sur les omoplates. Câest comme si on avait enfoncĂ© une lance entre elles. Jâai juste besoin de me calmer un peu. Jâinspire profondĂ©ment, plusieurs fois dâaffilĂ©e. Je pince lâenveloppe de la main gauche et lâĂ©ventre de la droite, vite et mal, les billets sâĂ©chappent et se rĂ©pandent sur le sol en virevoltant comme des samares. Ils boivent mon sang, qui forme Ă mes pieds un quadrillage incarnat, suivant les interstices du carrelage. Câest littĂ©ralement de lâargent sale. Mais tout ce qui mâintĂ©resse pour le moment est le tintement de cette fichue clef. Je mâaccroupis pour la saisir, non sans grimacer encore de douleur. Puis je mets toute mon habiletĂ© Ă lâinsĂ©rer dans la serrure minuscule et Ă me dĂ©livrer moi-mĂȘme, malgrĂ© les saccades causĂ©es par lâĂ©puisement.
Impossible que je reste ici. Pas mĂȘme le temps de prendre une douche. Pas mĂȘme cinq minutes. Pas dans cette chambre oĂč, quarante heures durant, je suis devenu moins quâun homme. Il a parlĂ© dâen profiter avant lâarrivĂ©e du personnel, mais Ă prĂ©sent, au-delĂ du raffinement et des bouquets de fleurs blanches, je ne vois que le stupre et ma vie que je fous en lâair Ă petit feu. Je retire le sac plastique de la poubelle de salle de bain et jây fourre les billets en tas, sans prendre la peine de les nettoyer ou de les compter. Je rĂ©cupĂšre mes affaires au fond de la baignoire et me rhabille avec dâinfinies prĂ©cautions, afin de souffrir le moins possible. Je nâai plus quâĂ prendre mon tĂ©lĂ©phone et je suis prĂȘt Ă sortir, Ă quitter cet endroit pour toujours. Je glisse lâĂ©couteur dans mon oreille. Je balance Ă fond Show must go on de Queen. Câest un rituel chaque fois que je sors dâune passe. Je mây conforme bien que, cette fois-ci, il sera particuliĂšrement pĂ©nible de remonter sur scĂšne.
Les passants dans la rue me dĂ©visagent. Ou plutĂŽt, ils me considĂšrent avec horreur et dĂ©goĂ»t. Je les comprends. Je dois puer la pisse, le sperme et la mort. Jâai les cheveux collĂ©s au visage par du sang coagulĂ©. Je ne prends pas les choses trop Ă cĆur, perdu que je suis dans ma playlist. JusquâĂ ce que je me rende compte que je ne sais pas du tout oĂč je vais.
Je finis par trouver ce que je cherche. Un square un peu tranquille oĂč je peux pour un temps mâisoler du flux humain. Je dĂ©gaine mon tĂ©lĂ©phone et compose le numĂ©ro de lâagence dâescort. Ce tordu est en libertĂ©. Il peut rĂ©cidiver demain.
– AllĂŽ, câest Lucas Chire. Jâai quittĂ© mon client il y a quelques minutes.
– Tu as besoin de quelque chose, Lucas ? sâenquiĂšre une voix qui semble avoir autant envie de mâaider que de se pendre.
– Non, ça va. Je ne retourne pas Ă lâhĂŽtel oĂč je me suis prĂ©parĂ©. Je ne sais mĂȘme plus oĂč câĂ©tait. Je vais me dĂ©brouiller.
– Comme tu le sens. La rĂ©servation court jusquâĂ demain.
– Non, non, vraiment. Je vais me payer une chambre quelque part, câest mieux.
– Hmm, hmm. Autre chose ? sâagace la voix.
– Ăa sâest trĂšs mal passĂ© avec ce client. Il est vraiment violent, ajoutĂ©-je aprĂšs un silence, que je dois marquer pour ne pas craquer.
– Quâest-ce que tu racontes, Lucas ? mâassassine la voix. Monsieur D. nous a dĂ©jĂ appelĂ©, il est trĂšs satisfait. Tu lui as donnĂ© exactement ce quâil voulait. Il nous a demandĂ© si on pouvait te transfĂ©rer Ă sa villa de Ramatuelle le mois prochain. Il y aura une rĂ©union entre amis. »
Jâai lâimpression que mes pieds sâenfoncent dans le sol. Que je mâenglue dans un nouveau cauchemar, Ă peine Ă©veillĂ© du prĂ©cĂ©dent. Ătre seul Ă la merci de ce monstre et de ses copains psychopathes, dans une villa isolĂ©e de tout. Aucune contrainte de temps, aucune limite Ă la barbarie. Je suis obligĂ© de rĂ©flĂ©chir Ă toute vitesse, car le silence sâallonge, ponctuĂ© par la respiration de mon interlocuteur, qui ressemble de plus en plus Ă un soupir.
– Il nây a pas moyen que jây retourne, finis-je par conclure. Ce type est cinglĂ©.
– Tu es en plein dĂ©lire, bordel ! sâemporte la voix anonyme. Laisse-moi te mettre les points sur les I : tu es son obligĂ© dĂ©sormais. Monsieur D. a jetĂ© son dĂ©volu sur toi et il a mis ce quâil fallait sur la table pour que tu lui obĂ©isses, aussi longtemps quâil voudra de toi. Maintenant tu cesses cette pleurnicherie, tu te refais une santĂ©, et quand on te fera signe, un chauffeur passera te prendre, direction Ramatuelle. Dâici lĂ , on te laisse tranquille, pas dâautre client. Tu lui appartiens, câest clair ?
– Vous ne comprenez pas. Jâai failli mourir ! expliquĂ©-je des trĂ©molos plein la voix. Je nâaurai peut-ĂȘtre pas la chance dâen rĂ©chapper une deuxiĂšme fois.
– Je nâen peux plus de cette conversation, Lucas. Tu fais un caprice de diva. Il ne tâa pas lĂąchĂ© assez de fric, peut-ĂȘtre ? Songe Ă ce que tu pourras te payer la prochaine fois ! Ou alors, tu nous fais un retour dâacide, ironise la voix. Peut-ĂȘtre que tu devrais moins tâen mettre dans le pif. Je te prĂ©viens une derniĂšre fois, Monsieur D. ne veut personne dâautre. Si tu nous lĂąches, on va perdre toute crĂ©dibilitĂ©. Je ne te laisserai pas nous faire passer pour des cons.
– Je dois penser Ă moi, dĂ©solĂ©. Je mâen fous de gagner le jackpot si je finis en chaise roulante. Et je mâen fous que vous passiez pour des cons. Je raccroche, je ne bosse plus pour vous.
– Ăa câest clair, ne tâavise pas de rappeler Ă ce numĂ©ro. Ne tâavise pas non plus de parler de nous ou de nos clients, Ă qui que ce soit. Et regarde bien par-dessus ton Ă©paule quand tu sors de ton appart pourri. »
Câest la derniĂšre fois que jâai affaire Ă lâagence. Je me doute quâils ne mettront pas leurs menaces Ă exĂ©cution. Ils ont bien dâautres chats Ă fouetter. Jâavise une poubelle prĂšs du banc sur lequel je me suis installĂ©. Une poubelle typique des jardins publics, en bandes mĂ©talliques vert bouteille. JâĂ©teins mon tĂ©lĂ©phone et le jette directement dedans. Câest celui du boulot, je nâen aurai plus besoin. Ensuite, je me lĂšve, lâadrĂ©naline de ma conversation tĂ©lĂ©phonique se dissipe peu Ă peu et laisse place Ă la douleur, que jâavais oubliĂ©e un moment.
Je traĂźne ma carcasse hors du parc, jusquâau premier hĂŽtel que je trouve sur ma route. Je me prĂ©sente Ă la rĂ©ception en mode zombie. Ils me prennent pour un S.D.F. et me demandent poliment de sortir. Je sors une poignĂ©e de billets et leur assure que je ne vais pas leur crĂ©er dâennuis, que je veux simplement me laver et dormir. Ă cause du manque de sommeil prolongĂ©, les choses commencent Ă se confondre dans mon esprit, jâai du mal Ă distinguer la rĂ©alitĂ© de ce que jâimagine. Est-il rĂ©el, cet inconnu accoudĂ© au bar, tirant sur un porte-cigarettes en argent ? Il traverse la salle pour me proposer son manteau bordĂ© de renard, quâil pose dĂ©licatement sur mes Ă©paules. Puis il mâoffre son bras, sur lequel je mâappuie volontiers.
« Merci, murmurĂ©-je. Câest si rare quâun inconnu soit prĂ©venant, de nos jours. »
Le rĂ©ceptionniste nous jette un regard soupçonneux. Probablement parce que je parle tout seul. Dâailleurs, mon mystĂ©rieux bienfaiteur se volatilise au milieu de lâescalier. Sans doute que jâimagine aussi mon pĂšre venant Ă ma rencontre dans le corridor. Il tient le rebord de son chapeau baissĂ© devant ses yeux, comme sâil refusait de me voir. Au moment de me croiser, il fait un pas de cĂŽtĂ© et me bouscule exprĂšs, de son Ă©paule redoutable comme un mur de briques. Je chancelle et me raccroche avec bien des difficultĂ©s Ă la poignĂ©e de ma porte. Elle tourne dans ma main, me procurant un soulagement infini. Entre le seuil et la baignoire, je me suis dĂ©barrassĂ© de tous mes vĂȘtements sales et collants comme un insecte se serait extirpĂ© de sa mue. Jâentre dans un bain chaud sans trop savoir comment. MĂȘme si la rĂ©ception prĂ©venait la police, quâils dĂ©fonçaient ma porte et quâils mâemmenaient en cellule, je ne bougerais pas un cil, ne pourrais mâarracher au sommeil dans lequel je sombre Ă cet instant. Câest le genre de pensĂ©e qui germe dans mon esprit Ă©teint alors que sans le savoir, je dors dĂ©jĂ , pour la premiĂšre fois depuis deux jours.
Aujourdâhui, jâai vĂ©cu des choses Ă©pouvantables. Cependant, je suis bien placĂ© pour savoir que ce genre de drame arrive. Je veux dire, quâil arrive tous les jours. Pas seulement Ă Paris, pas seulement dans les hĂŽtels de luxe. Ăa se passe en ce moment mĂȘme, en bas, dans votre rue. Les types fortunĂ©s, ceux qui ont tout, ça ne les excite plus de sâoffrir des biens matĂ©riels jusquâĂ lâĂ©cĆurement. Le grand frisson, ils le vivent dans la domination, la destruction de lâautre. Câest un lieu commun, et pourtant câest vrai, lâargent et le sexe dirigent le monde. De lâargent, je nâen avais pas beaucoup, mais jâavais pour moi le sexe. Mon talent Ă©tait de pouvoir faire bander les mecs en deux secondes trente. Peut-on ĂȘtre prĂ©destinĂ© Ă ce genre de vie ? Jâai eu le temps dây rĂ©flĂ©chir durant les dix jours que jâai passĂ©s Ă cet hĂŽtel. Je nâai quasiment pas quittĂ© la chambre, et ne me suis nourri que de plats en livraison.

C’est terrible…si bien Ă©crit, sensible et rĂ©aliste…que je ne pouvais passer sans vous adresser tous mes encouragements.
je vous remercie pour votre gentillesse, mais surtout pour votre message. M.Wolgan